29.
Une question de principe…
Ambre frissonnait de dégoût à l’approche de Babylone. La tour du Buveur d’Innocence, au-dessus de la vieille université, lui rappelait de mauvais souvenirs.
La jonque approchait des murailles, deux tours flanquaient le fleuve et leur arrivée avait déjà été remarquée par des soldats qui les observaient depuis les hauteurs.
Les chiens étaient couchés à l’avant, Matt, Chen, Neil et Tobias dissimulés sous leur bâche, tandis que Ben et Ambre, qui pouvaient passer pour des adolescents approchant l’âge adulte, et donc l’âge de la trahison, accompagnaient Horace dont le visage venait de se transformer. Sa peau s’était tendue, faisant ressortir une fine barbe, le pourtour de ses yeux et son front s’étaient soudainement plissés pour lui donner des rides, et il fit quelques essais pour se choisir une voix d’adulte convaincante. Il paraissait approcher la trentaine.
Les quatre Pans sous la bâche gardaient un œil sur l’extérieur à travers de petites déchirures dans le tissu imperméabilisé.
Ils aperçurent l’immense campement qui encerclait la ville, des centaines de tentes rudimentaires, autant de feux sur lesquels chauffaient des marmites, et des milliers d’hommes pour la plupart en tenue civile.
L’une des armées de Malronce se mobilisait en ce moment même autour de Babylone.
— C’est pas bon du tout pour nous ! murmura Chen. L’armée est presque prête. Ils ne vont plus tarder à se mettre en route. Jamais les forces d’Eden n’auront le temps de se rassembler pour les contrer !
Un Cynik les interpella depuis le haut d’une tour, alors qu’ils allaient franchir la muraille pour pénétrer dans la ville :
— Nous vous attendions ! hurla-t-il. Amarrez-vous sur le quai est !
Horace fit un grand signe de la tête pour signaler qu’il avait entendu mais ne toucha pas au gouvernail.
— Qu’est-ce que je fais ? siffla-t-il entre ses dents.
— Je ne crois pas que nous ayons le choix, répondit Ben. Ils vont nous cribler de flèches si nous ne nous arrêtons pas.
— Dès que nous poserons un pied sur ce quai, nous serons démasqués, intervint Ambre aussitôt.
— Non, fit la voix étouffée de Tobias sous la bâche, pas si nous avons un Cynik avec nous ! Laissez-moi filer en douce et je vous en trouverai un !
— Tu vas te faire repérer ! répliqua Ambre.
— Non ! Je suis sûr qu’avec l’armée dehors et l’imminence de la guerre, Babylone est sens dessus dessous, et puis je suis rapide, au pire je peux perdre des poursuivants dans le dédale de la vieille ville ! Fais-moi confiance, Ambre, nous sommes déjà venus ici, je connais l’endroit !
Ambre soupira et d’un regard demanda l’avis de Ben et Horace.
Ce dernier haussa les épaules en disant :
— De toute façon nous n’avons pas d’autre solution…
— Trouve-nous un coin plutôt isolé, capitula Ambre, pour que Toby puisse débarquer discrètement.
— Ça va être difficile ! fit Ben en contemplant Babylone.
Les quais étaient saturés, toute la flotte Cynik y était accostée, de longs navires de transport, tous fraîchement fabriqués, occupaient les débarcadères, pendant qu’une foule agitée les déchargeaient en direction de charrettes tirées par des bœufs, des ânes et quelques chevaux de trait.
— Regardez ce qu’ils chargent sur les chariots ! lança Neil. Ce sont des armes et des armures !
— Toute la production des forges de Malronce, murmura Matt.
Ambre désigna un emplacement entre deux navires.
— Conduis-nous là, Horace, nous serons cachés entre les deux plus gros voiliers Cynik, ça laissera à Toby le temps de disparaître à terre.
À peine la petite jonque se collait-elle au débarcadère de pierre, que Tobias glissait hors de la bâche pour se hisser sur le quai et se mélanger à la foule, la capuche baissée sur son visage.
Matt serra son épée contre lui. Il se tourna vers Chen et Neil :
— Si les choses tournent mal, je tenterai de repousser l’ennemi pendant que les autres lanceront la manœuvre pour fuir ; Chen, tu me couvriras avec ton arbalète, et toi, Neil, tu fonceras trancher les amarres.
Les deux garçons approuvèrent, peu rassurés.
Ils entendirent Ben qui s’adressait à Horace, d’un air troublé :
— Horace, ton visage ! Il s’affaisse !
— Je sais, je le sens. J’ai du mal à stabiliser la déformation.
— Ça y est, on dirait que ça va mieux.
— Il faut que je reste concentré, c’est tout.
Ils patientèrent plus de dix minutes, croisant les doigts pour que Tobias revienne rapidement. Soudain deux soldats surgirent, accompagnés par un homme en soutane noire et rouge, tel un curé.
— Vous venez pour le ravitaillement ? demanda celui-ci.
Horace s’avança.
— Non, nous avons une nouvelle mission, dit-il de sa voix d’adulte, grave et un peu éraillée. Nous devons transporter ces chiens vers notre Reine.
— Diable ce qu’ils sont grands ! Et les caisses d’armes pour la Passe des Loups ? Quand est-ce que vous les prenez ?
— À notre retour.
— Mais ce sera trop long !
— C’est un ordre que j’ai reçu, je ne fais qu’obéir.
L’homme en soutane parut contrarié, il avisa alors les deux autres membres d’équipage et fut surpris par leur jeunesse.
— Ce sont des traîtres Pans, expliqua aussitôt Horace, ce sont eux qui nous ont livré ces chiens. Je dois les descendre à Wyrd’Lon-Deis également.
— Sont-ils passés par le Ministère auparavant ?
— Non, intervint Ambre qui craignait un piège, elle se souvenait que le Ministère délivrait un bracelet spécifique aux jeunes traîtres Pans nouvellement enrôlés. Ces chiens sont la preuve de notre bonne foi.
L’homme en soutane secoua la tête, pas convaincu, c’était manifestement un homme de protocole, il changea de ton et devint agressif :
— Je vais monter à bord ! Je veux voir votre ordre de mission !
— Ils n’en ont pas ! fit un autre Cynik derrière lui.
L’homme en soutane sursauta et fit face à un vieil individu, avec deux touffes de cheveux blancs au-dessus des oreilles, le visage creusé et de fines lunettes en équilibre sur un nez étroit.
— Balthazar ! reconnut Matt sous sa bâche.
— C’est une mission que je supervise, expliqua Balthazar, l’approvisionnement de notre Reine en créatures singulières. Vous me connaissez, n’est-ce pas ? Je suis fournisseur de bizarreries, et mon réseau est large. Jusqu’à notre forteresse du nord. Le conseiller spirituel Erik, paix à son âme, m’avait demandé en son temps de trouver à la Reine des spécimens de chiens géants. Les voici.
— Alors Erik vous avait signé un bon de commande, j’aimerais le voir !
— Je ne travaille pas comme ça. Tout se fait par la parole chez moi. Est-ce un problème ? Dois-je faire partir un message pour prévenir la Reine que sa cargaison spéciale aura du retard ?
L’homme en soutane ne se laissait pas manipuler, la méfiance ne le quittait pas.
— Je ne laisse pas partir un de nos bateaux pour le sud par les temps qui courent, sans une autorisation du Ministère ! Si vous voulez quitter ce port, venez à la capitainerie munis d’un laissez-passer ; en attendant, cette jonque reste à quai ! Et si je ne vois aucun document officiel sur mon bureau d’ici demain soir, je la réquisitionne pour nos transports d’armes !
Balthazar s’inclina, comprenant qu’il n’y avait plus rien à faire, et le trio menaçant s’éclipsa.
Une fois à bord, Balthazar fut rejoint par Tobias et ils se rassemblèrent près de la bâche pour que tous puissent entendre.
— Je suis désolé, dit-il, j’ai fait de mon mieux.
— A-t-on une chance si nous tentons une fuite discrète cette nuit ? demanda Ambre.
— Aucune. Les soldats sur les tours sont attentifs, avec l’imminence de la guerre, ils sont surexcités ! Ils vous trufferont de flèches. Aucun navire n’est autorisé à quitter l’enceinte de la ville la nuit, sauf autorisation spéciale. Et en pleine journée, vous n’aurez pas plus de chance de survie ! Ils ne laissent rien passer sans en avoir été informés.
— Alors il nous faut ce document du Ministère, conclut Ambre.
Balthazar secoua vivement la tête :
— C’est impensable ! J’ai menti, et je ne pourrai pas en obtenir un, il vous faut fuir rapidement, et sans ce navire !
— Aucun moyen de faire un faux ?
Balthazar hésita puis fit signe que non.
— Pourquoi ai-je l’impression que vous nous cachez quelque chose ? demanda Tobias.
Le vieil homme soupira.
— Je vous ai déjà mis en garde contre ce personnage, lâcha-t-il à contrecœur.
— Le… Le Buveur d’Innocence ? balbutia Tobias, sous le choc.
Ambre frémit, la chair de poule lui envahit les bras jusqu’au cou.
— C’est le seul en ville à pouvoir falsifier un document officiel, avoua Balthazar.
— Il n’est pas mort ? s’étonna Tobias.
— Non ! Je sais qu’il a failli y passer, il a dit à tout le monde qu’un groupe d’enfants avait tenté de l’assassiner.
— Quel salaud ! s’énerva Tobias.
— Nous nous procurerons ce laissez-passer, fit la voix de Matt sous la bâche.
— Je ne peux que vous inciter à vous tenir éloignés du Buveur d’Innocence, vraiment, il…
— Nous avons déjà eu affaire à lui, le coupa Ambre. Nous savons de quoi il est capable, mais nous devons poursuivre notre route vers le sud.
Balthazar les toisa un par un.
— C’est aussi important que ça en a l’air, n’est-ce pas ? demanda-t-il comme s’il lisait sur leurs visages.
— Oui, fit Ambre doucement.
— Bon. Dans ce cas, vous ne devez pas rester ici, c’est imprudent, il va faire nuit dans une heure, attendez un peu et venez jusqu’à ma boutique, sur la place que vous voyez là-bas. Faites des petits groupes de trois maximum, pour passer inaperçus. Au moins vous dormirez au chaud et à l’abri.
Balthazar les salua et remonta sur le quai où il disparut dans la foule.
Ils attendirent qu’il fasse nuit et les trois Pans sous la bâche sortirent, des fourmis dans les jambes.
— La voie est libre, informa Tobias, on peut y aller.
— Horace et moi devons nous absenter, annonça Matt.
— Pour quoi faire ?
— J’ai un plan pour le laissez-passer, pendant ce temps, attendez-nous ici, nous ne serons pas longs.
— Et Balthazar ? fit Tobias. Il nous a invités pour la nuit, et je suis d’accord avec lui, ce serait plus prudent qu’on soit planqués chez lui plutôt qu’ici !
— Il est inutile de prendre le risque de traverser la ville, Horace et moi serons de retour bien avant l’aube. De toute façon il est hors de question de laisser les chiens seuls à bord !
Ambre s’approcha :
— Je n’aime pas l’idée que tu puisses te rendre chez le Buveur d’Innocence sans nous, je le connais, il est redoutable.
— Tu as déjà accompli ta part du boulot en ce qui le concerne, c’est à mon tour.
Elle lui prit le poignet.
— Matt, ne lui donne rien, il retournera toutes les situations à son avantage, c’est ce qu’il est : un manipulateur.
Il lui adressa un clin d’œil complice :
— Sois rassurée, je n’y vais pas pour lui donner quoi que ce soit, mais plutôt pour prendre. Prendre ma revanche. Et venger ce qu’il t’a fait.